Turbulences, écart d'altitude en croisière et activation de la protection grande incidence
Turbulences, écart d'altitude en croisière et activation de la protection grande incidence
Déroulement du vol
Note : les éléments suivants sont issus de données enregistrées dans le FDR et l'enregistreur de maintenance (DAR) ainsi que de témoignages. L'enregistrement phonique de l'événement (CVR) n'est pas disponible.
L'équipage décolle de l'aéroport de Caracas-Maiquetía Simón Bolívar à 23 h 38 à destination de Paris Charles de Gaulle. Le commandant de bord est PF.
Vers 23 h 52, en passant le FL180 en montée, le PF et le PNF règlent tous les deux l'échelle de leur ND(2) sur 320 NM.
Entre 0 h 28 et 0 h 47, le PNF modifie à plusieurs reprises l'échelle de son ND entre 20 et 320 NM, puis conserve ce dernier réglage. L'équipage indique que le radar météorologique, réglé sur le gain maximum et un tilt entre -0,5° et -1°, ne détecte aucune précipitation(3). L'avion est stable au FL350, en ciel clair, et à un Mach de croisière de 0,83. Le pilote automatique (AP) n° 1 et l'auto-poussée (A/THR) sont engagés. Le mode du radar météorologique est réglé sur « WX ».
A 1 h 00 min 24 (point n° 1 de la figure 1), environ 2 NM après avoir passé le point de coordonnées 18N 60W, l'avion entre dans une zone de turbulences modérées. L'alarme de survitesse « OVERSPEED » se déclenche(4) et le voyant « Master Warning » s'allume. L'équipage indique avoir été très surpris par cette alarme. Le Mach atteint 0,87.
A 1 h 00 min 27 (point n° 2), le PNF déconnecte manuellement l'AP par appui sur le bouton de déconnexion du manche. Un ordre à cabrer sur le manche du PNF allant jusqu'aux ¾ de la butée est enregistré pendant 6 secondes. Cet ordre est accompagné par un ordre en roulis à droite puis à gauche. Le PNF indique qu'il ne se souvient pas de ces actions.
Dès le début de l'ordre à cabrer et jusqu'au point n° 9, la protection grande incidence s'active à plusieurs reprises (voir le détail des périodes d'activation en annexe).
A 1 h 00 min 28, le Mach est de 0,84 et l'alarme « OVERSPEED » s'arrête pendant deux secondes. Elle réapparaît ensuite pendant une seconde, puis disparaît de nouveau. L'avion monte à une vitesse verticale de 1 950 ft/min.
A 1 h 00 min 30, le voyant « Master Warning » s'éteint. L'équipage sélectionne un Mach de 0,76 pendant 3 secondes, puis de 0,85.
A 1 h 00 min 31 (point n° 3), le PF sort les aérofreins. Le Mach est de 0,84 et commence à diminuer 2 secondes plus tard.
Le PF indique que, dans les secondes qui suivent, il allume les phares et constate être en IMC et qu'il y a des précipitations. Il indique également qu'il se retourne ensuite pour poser son plateau repas sur le siège derrière lui et pour prendre le combiné téléphonique du Public Address afin de faire une annonce aux passagers et aux PNC. Le combiné lui échappe des mains. Le PNF le récupère et l'utilise pour effectuer l'annonce.
A 1 h 00 min 32, l'altitude passe au-dessus de 35 200 ft. L'équipage précise ne pas se souvenir d'avoir entendu l'alarme « Altitude alert », qui se déclenche si l'altitude courante est supérieure de plus de 200 ft à l'altitude sélectée. L'assiette longitudinale augmente en passant de 3° à 9° en 5 secondes.
A 1 h 00 min 37 (point n° 4), les aérofreins commencent à rentrer automatiquement. L'assiette longitudinale varie ensuite entre 8° et 10°.
A 1 h 00 min 44 (point n° 5), l'avion est au FL360. Les aérofreins sont rentrés. L'assiette longitudinale augmente vers 12° environ en 2 secondes. L'avion continue de monter et le Mach diminue.
Le PF indique qu'il s'aperçoit que la vitesse est faible. Peu après, à 1 h 00 min 47, l'équipage sélectionne un Mach de 0,93. L'avion est toujours en montée avec une vitesse verticale qui atteint un maximum de 5 700 ft/min. L'équipage n'en a pas conscience. Les N1 sont à 100 %.
A 1 h 00 min 48, le PF positionne l'échelle de son ND sur 160 NM.
A 1 h 00 min 53, le PNF appuie sur le voyant « Master Warning ». L'altitude est de 36 900 ft.
A 1 h 01 min 08 (point n° 6), alors que l'avion est à 37 950 ft en montée, le PF désengage l'A/THR et avance les manettes de poussée dans le cran TO/GA.
A 1 h 01 min 17 (point n° 7), l'altitude atteint son maximum : 38 150 ft. Le Mach vaut 0,66.
Le PF indique qu'il s'aperçoit avec surprise que l'altitude est de 38 000 ft et demande au PNF s'ils sont bien autorisés au FL350.
A 1 h 01 min 42, alors que l'avion passe 37 000 ft en descente et que l'altitude sélectée est de 35 000 ft, le PF tire sur le bouton de sélection de l'altitude (ALT knob), ce qui engage le mode longitudinal OPEN DES. Le PF indique qu'il veut donner l'ordre à l'AP de redescendre au FL350, mais que « rien ne s'affiche au PFD »(5). La vitesse indiquée est 226 kt, soit 19 kt en dessous de la VLS(6). Les 2 directeurs de vols (FD) disparaissent alors(7) (point n° 8). Au même moment le PNF effectue pendant une minute des transmissions sur la HF1 avec le centre de contrôle en route de New York afin de l'informer de l'écart d'altitude et des turbulences rencontrées.
A 1 h 02 min 06 (point n° 9), l'avion passe 36 520 ft en descente. Le PF prend alors conscience de la déconnexion de l'AP et actionne son mini-manche à piquer. L'assiette longitudinale commence à diminuer deux secondes plus tard.
A partir de 35 400 ft (point n° 10), le PF reconnecte l'AP1, l'altitude se stabilise au FL350 (point n° 11), et l'A/THR est réengagée.
A 1 h 25 min 38, un message ACARS reçu du CCO d'Air France indique qu'il n'y a rien de visible à 10 NM au nord de la position 18N 60W sur la photo satellite de 1 h 00 et qu'aucune turbulence en ciel clair n'était prévue à ce point non plus.
Le vol se poursuit sans autre incident jusqu'à l'aéroport de ParisCharles de Gaulle, où l'équipage atterrit à 8 h 33.
Conclusion
L'incident grave est dû à la surveillance inadéquate des paramètres de vol, qui a entraîné l'absence de détection de la déconnexion de l'AP et de l'écart d'altitude, à la suite d'une action réflexe sur les commandes.
Les facteurs suivants ont contribué à l'incident grave :
- l'alarme auditive de déconnexion AP n'a pas été émise, en raison de sa simultanéité avec l'alarme « OVERSPEED » de plus haute priorité ;
- les turbulences rencontrées au début de la montée ont rendu la lecture des paramètres difficile ;
- la vérification de l'engagement de l'AP prévue dans la procédure « Turbulence forte » de l'exploitant n'a pas été effectuée ;
- l'utilisation inadaptée du radar météorologique n'a pas permis d'éviter l'entrée dans une zone de turbulences.
Recommandations
Rappel : conformément au règlement européen n° 996/2010 sur les enquêtes accidents, une recommandation de sécurité ne constitue en aucun cas une présomption de faute ou de responsabilité dans un accident ou un incident. L'article R.7312 du Code de l'aviation civile et le règlement européen n° 996/2010 stipulent que les destinataires des recommandations de sécurité font connaître au BEA, dans un délai de 90 jours après leur réception, les suites qu'ils entendent leur donner et, le cas échéant, le délai nécessaire à leur mise en œuvre et, si aucune mesure n'est prise, des motifs de cette absence de mesure.
Formation à la surveillance de paramètres lors de turbulences ou de survitesse
L'enquête a montré qu'à la suite de la survenue de turbulences et d'une situation de survitesse, la surveillance inadéquate des paramètres a entraîné l'absence de détection d'indications essentielles, comme la déconnexion de l'AP, et l'écart d'altitude. Ceci est probablement dû à l'effet de surprise qui a provoqué une action réflexe du PNF sur les commandes et entraîné une diminution ou une perte de conscience de la situation par l'équipage. Des études récentes montrent que les effets de surprise ou de « sursaut » ne font actuellement l'objet que de peu, voire d'aucun, entraînement au simulateur.
En conséquence, le BEA recommande que :
- l'AESA introduise dans les scénarios d'entraînement des effets de surprise afin d'entraîner les pilotes à réagir à ces phénomènes et à travailler sous stress. [Recommandation FRAN-2012-021]
Alarme de déconnexion AP
Par conception, l'alarme de déconnexion AP sur Airbus A340 ne sonne que pendant 1,5 s maximum si la déconnexion est effectuée par appui sur le bouton d'un des mini-manches. Si une alarme plus prioritaire est active pendant ce temps, alors il est possible que l'alarme de déconnexion AP soit interrompue ou ne soit même jamais émise. Ceci est conforme aux normes en vigueur en mars 1995, lors de la certification de l'A340.
Depuis le 27 décembre 2007, les moyens de conformité relatifs à la norme CS 25.1329(j) précisent que l'alarme auditive de déconnexion de l'AP devrait être continue jusqu'à ce qu'elle soit annulée par un des pilotes. Cela peut se faire en appuyant de nouveau sur le bouton du manche, ou en réengageant l'AP ou par tout autre moyen acceptable. De plus, depuis le 4 juillet 2011, les moyens de conformité relatifs à la norme CS 25.1322 indiquent que si la condition qui a déclenché l'alarme interrompue est toujours remplie, cette alarme peut être répétée une fois que l'alarme de plus haute priorité s'est arrêtée.
L'enquête a montré que l'absence d'alarme auditive de déconnexion AP a contribué à l'incident grave.
En conséquence, le BEA recommande que :
- l'AESA évalue la possibilité d'imposer pour tous les avions de masse maximale au décollage supérieure à 5,7 t que l'alarme auditive de déconnexion du pilote automatique soit émise conformément aux paragraphes AMC 25.1322 et AMC 25.1329(j) du CS-25. [Recommandation FRAN-2012-022]
Formation à l'utilisation du radar météorologique
L'utilisation du radar demande de la part des pilotes une bonne connaissance de la structure des cumulonimbus et une bonne compréhension du principe de fonctionnement du radar. Cela requiert aussi une surveillance active, notamment de nuit ou en IMC ou dans certaines zones, et une interprétation permanente des images présentées. L'enquête a montré que le réglage par l'équipage du radar météorologique n'a pas été optimal, ce qui a contribué à la survenue de l'incident grave.
En conséquence, le BEA recommande que :
- la DGAC s'assure que les exploitants donnent à leurs équipages des formations et des entraînements permettant d'améliorer l'utilisation du radar météorologique ; [Recommandation FRAN-2012-023]
- la DGAC demande aux exploitants de vérifier, par exemple dans le cadre de l'analyse des vols ou du LOSA, que l'utilisation du radar météorologique est conforme aux procédures ou bonnes pratiques. [Recommandation FRAN-2012-024]
Absence de données CVR pour les incidents
Le type de CVR qui équipait l'avion a une durée d'enregistrement de 2 heures. L'incident ayant eu lieu prés de 8 heures avant l'atterrissage à Paris Charles de Gaulle, le CVR ne contenait plus les enregistrements phoniques relatifs à l'événement. Des éléments importants de l'enquête n'ont donc pas pu être confirmés par le CVR.
La détermination des causes d'un grand nombre d'incidents, dont certains graves, a pu être limitée voire compromise par l'absence de conservation des enregistrements phoniques des phases de vol concernées en raison principalement d'une durée d'enregistrement trop courte, en particulier sur long-courrier. Par ailleurs, les contraintes réglementaires qui interdisent de voler sans CVR (sauf dans certains cas de pannes) n'incitent pas les exploitants à pénaliser leur exploitation pour les besoins d'une enquête.
La majorité des CVR offre aujourd'hui une capacité d'enregistrement de 2 heures, ou de 30 minutes pour les plus anciens. La durée historique des CVR à 30 minutes est vraisemblablement liée aux limitations techniques d'utilisation de la bande magnétique. La capacité maximale de 2 heures des enregistreurs actuels peut être liée aux limitations de capacité des mémoires flash disponibles à l'origine de leur mise en service. Mais l'évolution technologique de ces systèmes permet maintenant des durées d'enregistrement d'au moins 10 heures. Des CVR avec de telles durées sont d'ailleurs déjà disponibles sur le marché.
En conséquence, le BEA recommande que :
- l'AESA et l'OACI imposent que la durée minimale des CVR soit augmentée pour permettre l'enregistrement de l'intégralité des vols long-courrier. [Recommandation FRAN-2012-025]
(2) Navigation Display.
(3)Le gain et le tilt ne sont pas des paramètres enregistrés. L'équipage se souvient, sans pouvoir l'affirmer avec certitude,
que le tilt était réglé alternativement entre - 0,5° et - 1°.
(4)Le Mach maximal en opération (MMO) est de 0,86. L'alarme « OVERSPEED » se déclenche à MMO+0,006, soit Mach 0,866. Au cours de l'événement,
la protection haute vitesse ne s'est pas activée.
(5) L'AP est toujours déconnecté à cet instant.
(6) Vitesse minimum sélectionnable.
(7) Lorsque les directeurs de vol (FD) sont engagés en mode OPEN DES, avec l'AP déconnecté et que la vitesse est inférieure à VLS?2 kt,
la protection automatique de vitesse en descente se déclenche. Les FD se déconnectent alors et les barres de tendance disparaissent du PFD.
Une alarme sonore « triple?click » est déclenchée.