Pilotage simultané : un phénomène sous-estimé sur les avions à commandes de vol classiques
Le pilotage simultané, souvent qualifié de dual input, désigne une situation dans laquelle les deux pilotes effectuent des actions simultanées, parfois opposées, sur les commandes de vol. Longtemps, ce phénomène a été considéré comme spécifique aux avions équipés de mini-manches latéraux indépendants. Sur ces avions, la difficulté à percevoir visuellement l’action de l’autre pilote, d’une part, et l’absence de retour d’effort dans le mini-manche, d’autre part, ont conduit à prévoir une alarme sonore et visuelle indiquant une action simultanée de la part des deux pilotes. Dans une analyse publiée en 2006, Airbus distingue trois types de pilotage simultané :
Les actions « involontaires » dont les conséquences sont généralement marginales compte tenu de la durée et de l’amplitude limitées.
Les actions de « confort », consistant en de brèves interventions pour modifier la trajectoire de l’avion. Ces actions ont généralement un impact mineur sur la sécurité du vol sauf si le PF, surpris par le comportement de l'avion dont il ignore la raison, cherche à contrer les actions du PM.
Les actions « instinctives » face à la survenue d’un événement inattendu. Airbus avait observé que ces interventions étaient plus significatives en matière de débattement et de durée.
Plusieurs événements survenus ces dernières années révèlent que le phénomène de pilotage simultané existe également sur les avions à commandes de vol classiques et que les conséquences peuvent être significatives.
1. Approche déstabilisée, interruption de l’approche, difficultés de contrôle de la trajectoire pendant la remise de gaz
En 2024, le BEA a publié le rapport d’enquête sur l’incident grave du Boeing 777 immatriculé F-GSQJ exploité par Air France, survenu le 5 mai 2022 à Paris-Charles de Gaulle (95). Lors de l’approche ILS pour la piste 26L, sans référence visuelle extérieure, en pilotage manuel et avec le FD, le copilote, PF a exprimé son étonnement concernant l’inclinaison de l’avion puis a interrompu l’approche. L’avion était alors à 0,2 point à gauche du localizer avec une inclinaison de 6°. Surpris par un taux de tangage important consécutif aux actions du copilote, le CDB, PM, est intervenu par une action à piquer opposée. Les deux pilotes ont alors agi simultanément sur les commandes pendant 53 secondes. Les commandes de tangage ont été désynchronisées pendant 12 secondes, en raison d’efforts opposés dépassant le seuil de déclenchement du mécanisme (différentiel de 23 kg). Deux brefs épisodes de désynchronisation des commandes de roulis ont également été observés. La désynchronisation des commandes en roulis ou en tangage est réversible sur Boeing 777 ; elles se synchronisent à nouveau automatiquement dès lors que les efforts opposés repassent sous le seuil de déclenchement du mécanisme. Après avoir repris le contrôle de la trajectoire, l’équipage a effectué une nouvelle approche pour la piste 27R sans autre incident.
2. Approche non stabilisée, cisaillement de vent, actions de pilotage simultanées et opposées, atterrissage dur, interruption de l’atterrissage
Le BEA a également ouvert une enquête sur l’incident grave de l'ATR 72 immatriculé F-ORVS exploité par Air Tahiti survenu le 4 avril 2022 à Hiva Oa Atuana (Polynésie Française). À la suite d’une approche RNP non stabilisée pour la piste 20, en conditions turbulentes, l’avion a subi un cisaillement de vent. Devant l’imminence d’un toucher dur, le CdB PM a agi sur les commandes en même temps que le copilote PF. Le pilotage simultané a duré une dizaine de secondes, perdurant après que l’équipage a commencé une remise des gaz et alors que le CdB avait annoncé reprendre les commandes. Sur ce type d’avion, une déconnexion intervient si des efforts simultanés et opposés sont appliqués sur les manches (entre 50 et 55 daN appliqués sur chacun des manches). Une telle désynchronisation est irréversible en vol sur ATR. Après analyse de la situation et coordination, l’équipage a atterri à vue en piste 02.
3. Perturbations en vol, désynchronisation des commandes de tangage, poursuite du vol avec des dommages
Auparavant, le BEA avait travaillé dans le cadre d’une représentation accréditée auprès de l’autorité d’enquête australienne (ATSB) sur l’accident impliquant l’ATR 72 immatriculé VH-FVR exploité par Virgin Australia Regional Airlines (VARA), survenu le 20 février 2014 en descente vers Sydney. L’avion a rencontré un cisaillement de vent entraînant une augmentation rapide de la vitesse indiquée. Le copilote PF a réduit la puissance des moteurs et agi à cabrer pour diminuer la vitesse. Le CdB, inquiet du dépassement de la vitesse maximale (VMO), a saisi les commandes sans annoncer son intention. Le copilote, ne comprenant pas que le commandant intervenait, a effectué une action opposée, à piquer, activant le mécanisme de désynchronisation des commandes de tangage. Les actions simultanées et opposées ont provoqué une manœuvre dépassant la charge limite de l’avion, entraînant des dommages importants aux plans horizontal et vertical. Une hôtesse non attachée a été blessée.
Dans ces trois cas, le CdB était initialement PM et est intervenu face à un danger jugé imminent. Il s’agit d’actions instinctives. Sur ces avions à commandes classiques, la prévention du pilotage simultané repose uniquement sur le principe de la verbalisation de la reprise des commandes. Ce principe reste fragile dans des situations dynamiques et stressantes. Les avions concernés ne possèdent généralement pas d’alarme visuelle ou sonore permettant d’alerter que des actions simultanées sur les commandes de vol sont en cours.
Ces événements sont notables car les actions simultanées ont dépassé le seuil d’activation du mécanisme de désynchronisation des commandes de vol. Ce mécanisme a été conçu pour prévenir le risque de blocage d’une chaîne de commande, par exemple par du givrage ou un objet (FOD). Le fonctionnement de ces mécanismes diffère en fonction du type d’avion. Ainsi par exemple, sur ATR, une fois les commandes désynchronisées, chaque manche contrôle la gouverne de profondeur de son côté, cette gouverne étant en deux parties de part et d’autre du fuselage. La poursuite d’actions opposées est susceptible d’entraîner un contrôle de la trajectoire imprécis, voire instable. De plus, à vitesse élevée, les efforts structuraux deviennent importants, voire critiques. La logique de fonctionnement est différente sur Boeing 777 ; la position des gouvernes de contrôle en tangage (respectivement en roulis) est calculée à partir de la moyenne arithmétique des positions des colonnes (respectivement des volants).
Les enquêtes sur les événements présentés ci-dessus révèlent que les pilotes sont généralement peu sensibilisés aux conséquences que peut avoir le pilotage simultané sur l’activation de ce mécanisme. Il est probable que cela compromet leur capacité à reconnaître la situation et à réagir de manière appropriée.
Peu d’événements au cours desquels le pilotage simultané a entraîné la désynchronisation des commandes de vol ont été rapportés par les exploitants aux constructeurs concernés et aux autorités compétentes. En amont, peu d’exploitants avaient, jusqu’à ces événements, mis en place une surveillance de ce phénomène au travers l’analyse systématique des paramètres de vol. à la suite de l’incident grave ayant impliqué le F‑GSQJ, l’exploitant a mis en place une surveillance systématique des actions simultanées sur les commandes sur sa flotte Boeing, composée de 777 et 787, et a étudié rétrospectivement les données de vol de cette flotte sur les cinq dernières années, afin d’identifier des événements similaires. La surveillance permet de détecter les efforts simultanés en tangage en pilotage manuel pendant plus d’une seconde. Aucune autre désynchronisation des commandes n’a été détectée. En revanche, il a été mis en évidence des actions simultanées en pilotage manuel, lors de phases de vol spécifiques (rotation ou arrondi) : le mouvement est engagé par le PF et suivi d’une brève action sur les commandes par le PM. Sur l’année 2022 par exemple, sur la flotte Boeing 777, le nombre d’événements enregistrés correspond à un taux de 0,4 pour 1 000 vols. À titre de comparaison, le taux d’événements reportés sur la flotte Airbus de cet exploitant est de 0,44 pour 1 000 vols. Les valeurs sont donc comparables, alors que le taux de report par les pilotes ne l’est pas. L’activation de l’alarme « Dual input » sur la flotte Airbus favorise le report. Le BEA considère que les situations de pilotage simultané devraient être surveillées avec la même attention, que l’aéronef soit doté de commandes de vol classiques ou électriques. En plus de ne pas avoir pleinement conscience des conséquences possibles, il est probable que la fréquence de ce phénomène est sous-estimée par la communauté.